Chapitre IX
On dit souvent que les choses pénibles deviennent moins pénibles avec le temps. Cette idée reçue a la vie dure, et pourtant c’est une arnaque. On vous la ressort, par exemple, quand vous apprenez à faire du vélo – comme si tomber de bicyclette et se couronner le genou était moins pénible la quatorzième fois que la première ! La vérité est que les choses pénibles restent pénibles avec le temps, quel que soit le nombre de fois auquel on s’y frotte. Et le plus sage est encore d’éviter de s’y frotter, sauf absolue nécessité.
Cela dit, pour les enfants Baudelaire, refaire la longue, longue descente vers le fond de cette gaine d’ascenseur relevait de l’absolue nécessité. Leurs amis étaient en danger, et dessouder les barreaux de la cage était vraiment le seul moyen de les libérer avant que Gunther ne les cache dans l’un des objets vendus aux enchères, pour les emmener ensuite, en secret, le diable seul savait où.
À mon regret, je dois dire que l’absolue nécessité ne facilitait nullement la descente. Même avec leurs pointes de tisonniers chauffées à blanc, il faisait toujours aussi noir – noir comme une barre de chocolat extra-noir enveloppée de papier noir épais –, et la sensation de s’enfoncer dans la gueule d’un monstre était rigoureusement intacte. Avec pour seul accompagnement sonore le tintement de la dernière rallonge sur la cage, les enfants descendaient, descendaient d’une main, l’autre main crispée sur le tisonnier chauffé à blanc, et l’exercice n’était pas davantage « tout bon », ni même bon à moitié, ni même à trois pour mille.
Mais l’horreur de cette seconde descente aux enfers fut littéralement nanifîée par l’horreur de la découverte qui attendait les enfants en bas – découverte si choquante que, dans un premier temps, ils refusèrent d’y croire.
En mettant pied à terre au bout de la dernière rallonge, Violette crut à une hallucination. En se tournant vers la cage, sitôt arrivé en bas, Klaus crut à un fantasme. En passant le nez entre les barreaux, dès que sa sœur l’eut posée au sol, Prunille crut à un cauchemar. Les yeux écarquillés, tous trois scrutaient désespérément la pénombre. Mais la cage était vide, le cagibi aussi, et c’était tellement dur à admettre qu’il leur fallut plusieurs minutes pour y croire.
Isadora et Duncan Beauxdraps n’étaient plus là.
— Disparus, murmura Violette. Disparus, enlevés, et c’est ma faute.
De rage, elle jeta son tisonnier dans un angle du cagibi, où il chuinta contre le sol froid. Puis elle se tourna vers ses cadets et, à la lueur de leurs fers rougeoyants, ils virent ses yeux briller de larmes.
— Mon invention devait les sauver, dit-elle d’une voix mouillée, et maintenant Gunther les a repris pour les emporter au diable. Comme inventrice, je suis nulle. Et comme amie aussi.
Klaus jeta son fer à son tour et referma les bras sur son aînée.
— Tu es la meilleure inventrice que je connaisse, et ton invention était géniale. Simplement, ce n’était pas son heure.
— Tu veux dire quoi, au juste ? hoqueta Violette.
Elle était si tourneboulée qu’elle n’entendait même pas Prunille, qui avait jeté son fer et son gant pour lui tapoter la cheville en murmurant gentiment : « Nioc ! nioc ! », autrement dit : « Là ! Là ! Ne pleure pas ! »
— Je veux dire par là, répondit Klaus, que c’est comme ça, les inventions ; même géniales, il faut qu’elles arrivent à point nommé. C’est vrai pour tout. Pour qu’une chose ait du succès, il faut qu’elle tombe à pic. À l’instant propice, si tu préfères. En plus, tu n’y es pour rien, si l’instant n’était pas propice. C’est la faute de Gunther.
Violette s’essuya les yeux.
— Je sais bien, dit-elle. Mais quand même. C’est triste de penser que mon invention n’est pas tombée à pic. Et maintenant, qui sait si nous reverrons Duncan et Isadora ?
— Nous les reverrons, assura Klaus. D’abord, si l’instant n’est pas propice aux inventions, qui dit qu’il ne l’est pas aux recherches ?
— Douistall ? fit Prunille d’une petite voix accablée, autrement dit : « À l’heure qu’il est, que peuvent des recherches pour Isadora et Duncan ? »
— Bien plus que tu n’imagines, Prunille, répondit Klaus. Gunther les a emmenés, mais nous savons où il les traîne : à la salle Sanzun. Souvenez-vous : il compte les cacher dans un objet en vente aux Enchères In.
— Oui, dit Violette. Mais va savoir lequel !
— Justement ! triompha Klaus. Si nous remontons là-haut, et plus exactement à la bibliothèque, je crois pouvoir trouver la réponse.
— Méotzé, objecta Prunille, autrement dit : « Mais tu sais bien que cette bibliothèque ne contient que des livres stupides. »
— Tu oublies ce qu’a dit Esmé, rappela Klaus. Gunther y a laissé un catalogue des Enchères In ! Quel que soit l’objet dans lequel il compte cacher Duncan et Isadora, cet objet figure au catalogue. Si nous arrivons à deviner lequel…
— … nous pourrons les sortir de là ! acheva Violette. Avant même que la vente commence. Génial, Klaus ! Absolument génial.
— Pas plus, pas moins que ton invention. Espérons seulement que l’instant s’y prêtera davantage.
— Espérons-le, dit Violette. Parce que c’est notre seul…
— Niong ! coupa Prunille, ce qui signifiait, en gros : « Ne le dis pas ! », et Violette se tut net.
À quoi bon, en effet, parler de « seul espoir » ? Qu’y gagne-t-on, si ce n’est plus d’inquiétude, plus d’anxiété encore ?
Sans un mot, les trois enfants empoignèrent à nouveau leur similicorde pour s’attaquer à l’interminable remontée. Une fois de plus, l’obscurité se referma sur eux, une fois de plus ils eurent l’impression d’avoir passé toute leur vie dans cette gaine d’ascenseur, et non dans des lieux aussi divers qu’une scierie à La Falotte, une maison perchée au-dessus du lac Chaudelarmes, ou une grande demeure cossue, désormais réduite en cendres, à quelques rues du boulevard Noir[5].
Mais plutôt que de songer à tous les lieux sombres qui hantaient leurs souvenirs, les trois enfants concentraient leurs pensées sur les lieux clairs à venir – la bibliothèque d’Eschemizerre, pour commencer, où ils allaient trouver l’information qui leur permettrait de délivrer leurs amis. Et puis tous ces lieux lumineux où, avec leurs amis retrouvés, ils réaliseraient les projets formés avec eux naguère : une imprimerie, un groupe de presse et d’édition, une immense bibliothèque… Tout en grimpant, grimpant, grimpant, ils y songeaient si fort que, lorsqu’ils atteignirent l’étage, il leur semblait presque que ces temps heureux étaient proches.
— On ne doit plus être très loin du matin, fit remarquer Violette en aidant Prunille à se hisser sur le palier. Il vaudrait mieux faire disparaître cette corde, sinon les d’Eschemizerre vont se poser des questions.
— Ce ne serait peut-être pas plus mal qu’ils s’en posent, dit Klaus. Si on les mettait au courant ? Peut-être qu’ils nous croiraient, maintenant, pour Gunther.
— Personne ne nous croit jamais pour Gunther, rappela Violette. Personne ne nous a jamais crus pour les autres mascarades d’Olaf. Le problème, c’est qu’on manque de preuves. Une cage d’ascenseur vide. Plus une cage – une vraie – vide. Plus trois tisonniers tièdes. Tout ça ne prouve rien.
— Hmm, fit Klaus. Tu as peut-être raison. Bon, je vous laisse ranger la corde, et je file à la bibliothèque commencer à éplucher ce catalogue, d’accord ?
— Bonne idée, dit Violette.
— Riyop ! Fit Prunille, autrement dit : « Bonne chance ! »
Tout doux, tout doux, Klaus ouvrit la porte de l’appartement et se coula à l’intérieur, tandis que ses sœurs halaient le cordage sur le palier, dans les gais tintements de la dernière rallonge contre les parois de la gaine.
Leur tâche achevée, Violette contempla un instant ce serpent enroulé, fait de rallonges électriques, de cordons de rideaux et de cravates chics.
— Allons ranger ça sous mon lit, dit-elle. Au cas où on en aurait encore besoin. C’est sur le chemin de la bibliothèque de toute façon.
— Yarel, ajouta Prunille, autrement dit : « Mais n’oublions pas de refermer cette porte d’ascenseur, sinon nos tuteurs se diront qu’il y a anguille sous roche. »
— Très juste, dit Violette, et elle pressa sur le bouton à la flèche montante.
La porte coulissa, docile, et, après s’être assurées que rien ne trahissait leur nuit mouvementée, les deux sœurs quittèrent le palier et suivirent la piste de miettes menant à la chambre de Violette, où elles eurent tôt fait de fourrer la similicorde sous le lit. Elles s’apprêtaient à repartir vers la bibliothèque, lorsque Prunille avisa un billet sur l’oreiller rebondi.
« Chers tous trois, lut Violette à voix haute, pas moyen de vous trouver, ce matin, pour vous dire un petit bonjour avant de courir acheter des trombones jaunes. De là, j’irai directement à la salle Sanzun pour les Enchères In, où Esmé vous emmènera de son côté. Départ à dix heures et demie pile, tâchez d’être prêts, ou elle risque de voir rouge. À tout à l’heure, donc. Bien cordialement, Jérôme d’Eschemizerre. »
— Yaks ! s’écria Prunille, pointant du doigt l’une des six cent douze horloges et pendulettes indiquant l’heure dans l’appartement.
— Yaks, comme tu dis ! approuva Violette. Dix heures moins deux, déjà ? Jouer les yo-yo dans cette cage d’ascenseur nous a pris un temps fou.
— Vretch, ajouta Prunille, autrement dit, en gros : « Sans parler de l’épisode fers à souder. »
— Bon, plus qu’à filer à la bibliothèque, conclut Violette. Peut-être qu’en donnant un coup de main à Klaus, on a des chances d’accélérer les recherches ?
Les deux sœurs ne firent qu’un bond à la bibliothèque, à trois portes de là. Depuis le jour où Jérôme leur avait montré cette pièce, Violette et Prunille n’y avaient guère mis les pieds, et apparemment l’endroit n’était pas très fréquenté. Une bibliothèque digne de ce nom est rarement très bien rangée, parce qu’il y a toujours quelqu’un pour sortir les livres sans les remettre en place ou pour bouquiner dans un fauteuil jusqu’aux petites heures de la nuit. Même les bibliothèques que les enfants Baudelaire n’avaient appréciées qu’à moitié – celle de tante Agrippine, par exemple, qui ne contenait que des livres de grammaire[6] – étaient des lieux accueillants, parce que leurs propriétaires y passaient des journées entières. La bibliothèque d’Eschemizerre était impeccablement rangée. Tous les ouvrages assommants sur ce qui était in et out depuis la nuit des temps s’alignaient en rang d’oignons sur les étagères, sans avoir bougé d’un millimètre depuis le jour de leur arrivée. Les enfants avaient le cœur serré à la vue de ces livres oubliés, jamais ouverts, jamais lus, pareils à des chiens sans maîtres alignés dans un chenil. Le seul signe de vie, dans cette bibliothèque, était Klaus, si absorbé par sa lecture qu’il ne leva les yeux que lorsque ses sœurs surgirent à ses côtés.
— Désolée de te déranger, lui dit Violette, mais il y avait un petit mot de Jérôme sur mon oreiller. Esmé nous emmène à la salle des ventes à dix heures et demie pile, et il est déjà dix heures passées. Est-ce qu’on peut t’aider ?
— Je vois mal comment, répondit Klaus, le regard soucieux derrière ses lunettes. Il n’y a qu’un exemplaire de ce catalogue, et on ne peut pas dire qu’il soit très clair. Chaque objet mis en vente s’appelle un lot, et chaque lot porte un numéro. Pour chacun, il y a une description brève, pas toujours très parlante, quelquefois une petite photo, et une indication du prix supposé auquel il sera adjugé. « Adjugé », c’est quand le commissaire-priseur attribue le lot au plus offrant – le « plus offrant », c’est celui qui a proposé le prix le plus élevé, quand personne ne propose davantage. À ce moment-là, le lot est vendu. C’est tout ce que je sais. J’ai tout lu jusqu’au lot n°49, qui est un timbre-poste très, très rare.
— Bon, je vois mal Gunther cacher Duncan et Isadora dans un timbre-poste, tu peux éliminer ce lot.
— J’en ai déjà éliminé plein, dit Klaus, mais il en reste encore bien trop. À ton avis, est-ce que Gunther les cacherait plutôt dans le lot n°14, un énorme globe terrestre, ou dans le lot n°25, un piano à queue Steinway, ou encore dans le lot n°48, une espèce de grande statue de poisson rouge ? « Leurre géant », dit le catalogue. Je ne savais pas que « leurre » était aussi le nom d’un poisson. Et attends, ce n’est pas fini, dit-il en tournant la page, ça pourrait être tout aussi bien dans le lot n°50, qui est…
Il se tut, le souffle coupé, les yeux immenses derrière ses lunettes. Violette se pencha vers le catalogue, Prunille à son cou se pencha aussi, et toutes deux sursautèrent.
— Je n’y crois pas, souffla Violette. Je ne peux pas y croire.
— Toumsk, murmura Prunille, autrement dit : « Pas de doute ; c’est là que seront cachés les Beauxdraps. »
— Je serais assez d’accord, dit Klaus. Même s’il n’y a aucune description du lot ; ils ne disent même pas à quoi correspondent les initiales.
— Nous allons le savoir, à quoi elles correspondent ! décida Violette. Parce que nous allons, de ce pas, tout raconter à Esmé. Cette fois, elle sera bien obligée de nous croire. Et nous sortirons Isadora et Duncan de ce lot n°50 avant que Gunther ne les emmène on ne sait où ! Tu avais raison, Klaus. L’instant était propice à la recherche.
— Il semblerait que oui, dit Klaus. Quel coup de chance ! J’ai peine à y croire.
Comme ils avaient tous trois peine à y croire, ils relurent et relurent la ligne en question. Mais ce n’était ni un fantasme ni une hallucination. C’était la réalité. Là, sur le catalogue, noir sur blanc, face à l’en-tête « Lot n°50 », s’inscrivaient trois lettres et trois points qui semblaient bien la réponse à toutes leurs interrogations.
Ils échangèrent des regards radieux. Oui, ils avaient peine à croire à leur chance. Ils avaient peine à croire aux trois lettres qui s’étalaient là, sous leurs yeux, trois lettres dont ils avaient rêvé tant de nuits.
V.D.C.